MÊME UN BOURREAU EST CAPABLE D’AMOUR
T’imagines le gars, il décide un bon matin dans sa vie de prendre un boulot qui consiste à dessiner des plans de prisons. Il se dit pas qu’il va dessiner des hôpitaux ou être un simple architecte de la gentrification dans un cabinet en vogue, horrible aussi comme choix… Non, il se dit : « Je vais conceptualiser des centres pénitentiaires » où l’on entasse des gens et surtout « je vais me prendre la tête pour qu’ils soient le plus sûr possible et que personne ne puisse s’en échapper. Mon travail va consister à inventer et optimiser la privation de liberté ! »
Il va bosser dessus pendant des heures, des jours, des mois et même des années… Réfléchir, analyser, bûcher comme un dingue, mettre son imagination au service de l’enfermement d’êtres humains dont il est convaincu que la meilleure place pour eux et pour la sécurité des autres, c’est le centre pénitentiaire qu’il est en train de créer, lui, la bonne personne, le gars honnête, dans la norme, respectueux des lois et de la morale.
Le soir, après une longue journée de boulot, il va rentrer chez lui retrouver sa femme au foyer et ses quatre enfants qui vont lui demander comment s’est passée sa journée, comme ces gardiens de camps de concentration qui embauchaient le matin et sortaient de l’abattoir humain après une « bonne » journée de labeur, et lui, il va répondre : « bien », sans préciser qu’il a mis son intelligence, son savoir-faire et son temps, et donc un peu de sa santé mentale et physique, au service de la création d’un endroit mortifère, source de malheurs, d’injustices, d’arbitraire, de violences gratuites et de souffrances, un endroit qui ne répare rien du tout, bien au contraire, qui punit, punit et punit… et vous garantit surtout un taux de récidive élevé. De toute façon, tout ça, il ne le voit pas lui, ou plutôt il fait semblant de ne pas le voir, il l’accepte même, il pense être au service de la société et de la République. Il pense qu’il n’y a pas d’autres options ou alternatives pour les gens qui commettent des crimes et ne respectent pas les lois en vigueur, qui font du mal aux autres, qui volent, tuent, pillent, agressent etc… Il en est convaincu. L’éventuelle culpabilité des puissants et des dirigeants, cela il n’en a rien à foutre ; la justice à 1312 vitesses ? Tu parles ! Un argument de gauchiste, ça ! On ne se tire pas une balle dans le pied en accusant son patron ou en s’attardant sur les faits et gestes de ceux qui vous garantissent un salaire élevé. Il ne se pose pas de questions sur les raisons qui poussent des hommes et des femmes à commettre un certain nombre d’actes répréhensibles et parfois irréparables, et surtout il ne critique pas ceux qui jugent ces actes depuis leur normalité et leur monde réglé au millimètre près de la bonne conscience. La norme en place : mouvante et changeante selon qui est au contrôle des manettes en haut de la tour d’ivoire du pouvoir. « Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des animaux sauvages qu’il faut punir ! » Il aime les métaphores animalières, lui végane ? Tu rigoles ou quoi ? C’est un carnivore, « pas un hippie merdique des temps modernes, nostalgique du monde d’avant les chasseurs/cueilleurs ». Bien sûr qu’il animalise les futurs clients ou locataires de son centre pénitentiaire, pourquoi il se ferait chier à se soucier des animaux ? Déjà qu’il se soucie peu des autres humains. « Les prisonniers c’est des bêtes qu’il faut mettre en cage ! L’homme bon est supérieur à l’homme criminel, comme l’être humain en général est supérieur à l’animal, c’est comme ça depuis des millénaires, pourquoi changer ça ? »
Locataires ? Oui ! On travaille en prison et on est payé presque rien du tout, du coup c’est comme si on payait un loyer en plus pour être enfermé. Une double peine qui s’ajoute à d’autres humiliations quotidiennes qui éloignent le sort du prisonnier de sa condition d’humain dont on doit respecter la dignité. C’est vraiment un chic type qui se met au service du bien. Bien sûr de tout ça et avec ces mots-là, il n’en parle pas beaucoup avec ses enfants, même ceux qui sont presque majeurs. Il utilise d’autres mots, d’autres versions, une autre rhétorique. Par exemple, il dit à la plus jeune de ses filles : « Papa il dessine des plans de châteaux pour enfermer les méchants qui veulent faire du mal aux gentilles personnes qui travaillent, un peu comme les ogres de tes histoires qui veulent manger les enfants innocents, c’est pareil. » « Trop bien papa ! T’es comme un chevalier, un héros-super ! », répond sa fille. « Oui ma chérie, un super-héros, c’est exactement ça ! J’enferme les dragons et les monstres qui veulent dévorer les jolies princesses comme toi dans des donjons dont on ne peut pas s’échapper! », rétorque le père satisfait et convaincu, fier, presque une larmichette au coin de l’œil. Avant de dormir il s’arrête devant son miroir et se dit à lui-même : « C’est toi qui es dans le vrai, c’est toi qui as raison », comme s’il se sentait légèrement coupable de quelque chose, vite fait. Une bien belle histoire. Une jolie preuve d’amour.
Sa femme elle, n’en parle pas du tout, elle ne veut rien savoir ni entendre, c’est le contrat tacite qu’ils ont passé quand il a pris le boulot. « Tu bosses dehors, je bosse ici à la maison, et je ne veux rien savoir ! » Elle sent au fond d’elle que ce n’est pas moralement parfait, qu’il y a une faille dans le raisonnement du processus complexe de justification, ouaaaaaah compliqué tout ça, peut-être lié à son héritage démocrate-chrétien, mais le salaire est bon et permet à la famille dont elle gère le quotidien de vivre plus que bien. Alors elle accepte tout, en fait avec des mots plus simples, elle est la complice silencieuse de son mari, ou la victime si on creuse le rapport de dépendance à la famille normalisée. Certains aimeraient que l’on distingue l’exécutant de sa famille ou sa femme, comme si c’était une victime de l’amour qu’elle porte à celui qui ne fait que son travail, même salement. Trop facile de laver le sang sur les mains avec lesquelles il la caresse tendrement quand ils sont allongés métaphoriquement sur les cadavres que produit l’enfermement. Le premier lieu de la collaboration active ou le premier champ de bataille, selon comment on se positionne, c’est la famille. On ne choisit pas ses parents, mais on choisit son ou sa conjoint-e, le plus souvent, bien que dans une société patriarcale le choix des femmes soit altéré par la domination masculine.
Ils n’ont pas beaucoup d’amis. Non pas que son travail choque son milieu social et les stigmatise. C’est juste qu’ils ont fondé une famille pour se suffire à eux-mêmes et ne pas être seuls. Ils forment un couple qui a soudé leurs solitudes respectives pour former un noyau d’atome familial solitaire. Il n’y a que peu d’électrons qui gravitent autour de leur amour fusionné. Peut-être un moyen inconscient de ne pas avoir à se confronter au regard des autres et à leurs jugements sur son travail de créateur carcéral. Un certain prix à payer pour être un dieu (des geôles modernes) venu du centaure (carcéral). La bourgeoisie crée aussi ses critiques internes du système, enrobées qu’elles sont de morale paternaliste en totale contradiction avec les modes de vies affichés par sa propre classe sociale. Combien de dominants pétris de bonnes intentions et adeptes de grands discours et de bons sentiments qui vivent sur l’exploitation morale et physique des dominés ? Un gars bien lui, un autosatisfait solitaire avec une vitrine familiale normée.
Un gars normal quoi…
Pas un prisonnier.
Souvenez-vous bien de tout ça : Même un bourreau est capable d’amour.
Skalpel
